Bordeaux dans la tourmente de la défaite Le nom de Bordeaux se décline souvent dans la mémoire collective avec celui de défaite. Cette vision des événements de mai-juin 1940 se veut trop simplificatrice. Archives et témoignages révèlent une histoire beaucoup plus complexe qui se divise en trois grandes phases chronologiques.
Avec la débâcle militaire, des millions de civils, originaires de Belgique, du Luxembourg, de Lorraine, du Nord et de la région parisienne fuient sur les chemins de l’exode, venant s’ajouter aux réfugiés espagnols arrivés en Gironde depuis 1936, aux émigrés juifs du IIIe Reich internés dans les camps de Bassens et de Libourne, aux évacués de Meurthe-et-Moselle accueillis en septembre 1939. En quelques semaines, la population bordelaise est multipliée par deux, passant de 300 000 à 700 000 habitants. La ville se transforme en une cohue indescriptible : « tout le centre de la ville n’était qu’une foire en plein vent » résume Léon Blum, « un entassement humain de centaines de milliers de migrants déboussolés, à la recherche d’un boulanger » se souvient Charles Tillon. Les exilés bivouaquent dans les parcs et sur les trottoirs, des centaines de véhicules, de voitures à cheval et de bicyclettes aux chargements les plus hétéroclites envahissent les rues et le port. Les moyens mis en œuvre se révèlent bien vite insuffisants. Plus d’un million de repas sont distribués quotidiennement. Mais la pénurie menace, l’eau est rationnée, les hébergements, même de fortune, font défaut. La débâcle frappe également les entreprises, à l’image des usines Peugeot. Aux termes d’un accord entre le ministère de l’Air et le groupe Peugeot, de nombreuses machines sont transférées dans l’agglomération bordelaise à partir du printemps 1939 pour alimenter un vaste complexe aéronautique militaire. En juin 1940, 4 000 salariés des usines Peugeot de Sochaux ainsi qu’une partie des archives sont évacués sur Bordeaux. La banque de France y transfère son siège social, de nombreuses succursales, leurs réserves en billets. L’eau lourde, utilisée par Frédéric Joliot-Curie dans son laboratoire du collège de France, est également transportée en Gironde. À partir du 14 juin, l'appareil d'État se replie à son tour en Gironde. Bordeaux, après les épisodes de la Commune en 1870-1871 et du repli de septembre-décembre 1914, s’improvise capitale de la France pour la troisième fois de son histoire.
Plus de 1 100 fonctionnaires s’établissent dans la cité où 300 bureaux sont réquisitionnés. Le président de la République, Albert Lebrun, s’installe dans l’hôtel de préfecture et le président du Conseil, Paul Reynaud, également ministre des Affaires étrangères, de la Défense nationale et de la Guerre, dans l’hôtel du commandant de la XVIIIe région militaire, deux bâtiments situés rue Vital-Carles, « seule voie calme, selon les souvenirs du journaliste Alfred Fabre-Luce, barrée par la police, où siège le Gouvernement ». Les gouvernements en exil de Pologne, du Luxembourg et de Belgique trouvent refuge dans le département. Ce dernier, établi à Sauveterre-de-Guyenne, refuse de poursuivre la guerre et se prononce le 27 juin en faveur d’un rapatriement. Les ambassades et les légations étrangères font escale dans 70 châteaux vinicoles du Bordelais, de la juridiction de Saint-Émilion, du Sauternais et du Médoc. Ainsi, l’ambassadeur du Portugal et son personnel logent au château Lamarselle, à Saint-Émilion. C’est dans ce contexte, aggravé par les manigances du maire de Bordeaux, Adrien Marquet, et les intrigues de Pierre Laval, que se délite le tissu national et se trament des décisions politiques lourdes de sens. Le clan des pacifistes, bientôt rejoint par les germanophiles et les Maurrassiens, complotent déjà en sous-main contre la République et entendent instaurer un ordre nouveau. Le débat entre partisans de l’armistice et partisans d’une capitulation militaire, puis, d’un départ en Afrique du Nord pour continuer la lutte tourne à l’avantage des premiers. Marquet multiplie volontiers les réunions pour réclamer l’arrêt des hostilités : « il faut arrêter la boucherie […]. Assez ! Assez ! Il faut traiter. Toute résistance est impossible, […] il n’y a plus rien à faire. »
Le 17 juin, Paul Reynaud démissionne, aussitôt remplacé par le maréchal Pétain qui invite le jour même les Français « à cesser le combat ». Rassurée, par la présence à la tête du pays du vainqueur de Verdun qui apparaît pour beaucoup comme l'homme providentiel, l’opinion publique dans sa grande majorité exprime un certain soulagement de voir la guerre se terminer. L'ampleur de la défaite et l'exode avec ses longs convois hétéroclites ont, il est vrai, fortement ébranlé les consciences, profond traumatisme qui oriente durablement l'opinion vers le maréchalisme. Vingt-sept parlementaires - dont Édouard Daladier, Georges Mandel arrêté le 17 juin et accusé d’avoir fomenté un coup d’Etat, Jean Zay, Pierre Mendès France – refusent cependant de suivre le maréchal Pétain et appareillent du Verdon, à bord du Massilia, le 21 juin pour Casablanca, sous les insultes de l’équipage.
Entre le 21 et le 24 juin 1940, plus de 260 civils et militaires s'embarquent à Bayonne et à Saint-Jean-de-Luz sur des navires belges et polonais à destination de l'Angleterre. Parmi eux, René Cassin, Daniel Cordier et Raymond Aron, figures majeures de la France Libre. Un autre appel à la Résistance, moins connu, est lancé à Bordeaux le 17 juin par Charles Tillon, en marge de la ligne politique du parti communiste, pour dénoncer la trahison de la bourgeoisie française, refuser la guerre des capitalistes et « former un gouvernement populaire, luttant contre le fascisme hitlérien et les 200 familles, s’entendant avec l’URSS, pour une paix équitable, luttant pour l’indépendance nationale et prenant des mesures contre les organisations fascistes ». La ville de Bordeaux est bientôt rattrapée par les réalités de la guerre. La ville est bombardée par la Luftwaffe dans la nuit du 19 au 20 juin. Le bilan est lourd : 63 morts et 185 blessés. De nombreux ponts sont détruits par l’armée française pour protéger sa retraite et retarder l’ennemi, comme dans le pays foyen.
Une ligne de démarcation, conformément à la convention d'armistice franco-allemande du 22 juin, divise la région en deux zones. Pour des impératifs économiques et stratégiques, le littoral atlantique, pourtant éloigné de la ligne de front atteinte par la Wehrmacht, est englobé dans la zone occupée. Ainsi, les Allemands mettent la main sur Bordeaux et son port qui, malgré un certain déclin, conservent un rayonnement international. L’occupation du département assure également aux autorités allemandes d’importants atouts économiques : le négoce du vin, des industries stratégiques (complexes pétrolier et aéronautique), un large arrière-pays agricole. Capitale provisoire de la France encore pour quelques jours, la ville de Bordeaux est déclarée ville ouverte par le maréchal Pétain. Des postes munis de drapeaux blancs sont installés aux entrées de la ville. Le 26 juin, le haut commandement allemand fait savoir au ministère de la Guerre que l'agglomération bordelaise ne serait pas occupée avant le 1er juillet. Seul le commandant allemand de la place de Bordeaux, le général Von Faber du Faur, prend possession de ses bureaux le 28 juin. Le lendemain, le gouvernement quitte Bordeaux pour Vichy. Adrien Marquet appelle ses concitoyens au calme, à la discipline, à l'ordre et à la dignité. Le 1er juillet, l'occupation de la ville devient effective. Traumatisée, humiliée, la population subit les événements comme l’écrit dans le Figaro, François Mauriac témoin privilégié des événements depuis sa propriété de Malagar : « Les défilés de troupes allemandes, ce n'était guère pour eux qu'un effet de cinéma. Cela faisait partie d'un pittoresque qui ne concernait personne entre la Loire et les Pyrénées ». |
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